Histoire de la musique Klezmer.

Aux temps bibliques, la musique instrumentale faisait partie intégrante du culte juif. Après la destruction du second temple de Jérusalem en l’an 70 de notre ère, elle fut abolie en signe de deuil, à l'exception de la sonnerie du shofar (corne de bélier) aux offices de Rosh Hashanah et de Yom Kippour.

Shofar

C’est seulement au Moyen Âge que les instruments de musique furent réintroduits dans les fêtes religieuses gaies (il y en a!) comme Pourim, Khanukah ou Simkhat Torah, mais il existe très peu de documents écrits (et encore moins d’enregistrements!) de cette époque. On sait toutefois que dès le 15ème siècle, des musiciens juifs, professionnels ou non, pauvres et à peine mieux considérés dans le "yikhes"(échelle sociale) que les "shnorrers" (mendiants) ou les criminels ("klezmer", "klezmeruke" ou "klezmeriwke" étaient des insultes!) mais pourtant admirés, recherchés et parfois célèbres, parcouraient l’Europe centrale de "shtetl" (village) en ghetto pour y animer les fêtes ("simkhes") telles qu'un anniversaire, l'arrivée d'un rabbin, l'acquisition d'un nouveau rouleau de la Torah, la visite d'un notable, l'inauguration d'une synagogue, les circoncisions ("brith") et surtout les mariages ("khasene"): Vi der klezmer, azoy di khassene!

Klezmorin


<--- Moyen Âge


18ème siècle --->


Parmi les klezmorim, on trouve des figures mythiques comme le flûtiste et joueur de "shtroyfidl" (xylophone artisanal) Mikhoel-Yosef Gusikov (1806-1837) qui impressionna Felix Mendelssohn à Leipzig en 1836, ou les deux violonistes originaires de Berditshev Arn-moyshe Kholodenko dit Pedotser (1828-1902) et Yossele Drucker dit Stempenyu (1822-1879) qui inspira un personnage de Sholem Aleikhem et dont le surnom devient synonyme de virtuose. Mais bien peu de leur musique nous est restée!

Pedotser Gusikov

Dans de nombreuses régions (Metz, Francfort, Prague, etc.), l'activité des musiciens juifs était lourdement imposée et soumise à des restrictions de nombre, de lieu, d'instruments, d'horaire, etc.

Suite à un oukase d'Alexandre 1er de Russie, les cinq millions de juifs vivant en Europe de l'Est furent, depuis 1804, confinés dans un territoire de quelques centaines de kilomètres autour de Kiev (Pologne, Lituanie, Biélorussie, Ukraine, Galicie et Moldavie). L'accès des Juifs aux grandes villes -et donc aux conservatoires- était strictement réglementé, de sorte que la plupart des musiciens se formaient "sur le tas" et le métier se transmettait de père en fils (les femmes n'étant pas admises, en ces temps-là, à se produire en public!). Ils parlaient un yiddish argotique ("klezmerloshn"), truffé d'anagrammes et de mots à sens redéfini, préféraient, dit-on, souvent les femmes et l'alcool à l'étude de la torah et se regroupaient en "guildes" (tsekh), sortes de syndicats qui les défendaient contre les autorités et fonctionnaient comme médiateurs sociaux.

A klezmer kapelye (Ukraine~1910)

A la fin du 18ème siècle, trois courants de pensée ont divisé les juifs d’Europe : A l’ouest, les maskilim (de la tendance intellectuelle dite "des Lumières" ou "haskalah") de Moïse Mendelssohn (1729-1786, le grand-père du compositeur Félix) prônaient l’assimilation socioculturelle. Au nord, les misnagdim ("opposants" ou "rationalistes"), menés par Eliah ben Solomon Zalman, le Gaon (leader)de Vilna (1720-1797) valorisaient l’étude intellectuelle des textes sacrés. Tandis qu’à l’est, les hassidim (pieux) dans la lignée d'Israel ben Eliezer, dit le Ba’al Shem Tov (Maître au Bon Nom, 1700-1760), exprimaient leur joie de vivre, leur amour de Dieu et des hommes par des expériences collectives mystiques voire extatiques, s'appuyant sur les chants et les danses.

En Allemagne, en Autriche, en Bohème et en Moravie, les maskilim dénigraient le yiddish et les klezmorim. Mais plus à l'est, c'est bien au courant hassidique que la musique klezmer empruntera ses "nigunim" (mélodies sans paroles, faciles à mémoriser et à répéter), sa joie et sa ferveur. Elle y adjoindra, en un subtil mélange, des airs populaires, des danses profanes et de la "khazanut" (cantillation des prières juives).

Le terme "klezmer" dérive de l’hébreu "kley - zemer" qui signifie " instruments du chant" (A.Z. Idelsohn, 1929).

Cette étymologie laisse imaginer que les voix chantées ont été, au fil des siècles, remplacées par des instruments. C'est dans un manuscrit du 16ème siècle conservé au Trinity College de Cambridge, que "klezmer" désigne pour la première fois le musicien et non plus l'instrument. Et c'est à la même époque que se fait la distinction entre les letsonim(amuseurs publics), les badkhonim(animateurs) et khazonim (chantres).

Le terme "klezmerishe musik" est entériné en 1938 dans le livre du célèbre musicologue Moshe Beregovski (1892-1961) "Yiddishe Instrumentalishe Folksmuzik" et repris par Zev Feldman et Joachim Stutchevski ("musiqah qlezmerit" en hébreu). Jusqu'aux années 50, par opposition à "muzikant", "klezmer" qualifie un musicien sans formation, incapable de lire les notes et jouant d'oreille une musique traditionnelle. De nos jours, le terme est devenu plutôt laudatif pour le musicien et dans le langage courant, il qualifie aussi la musique juive traditionnelle d'Europe de l'Est, ainsi que tous ses dérivés (je n'ai pas dit "ses dérives"!) plus contemporains. Cependant, pour le grand clarinettiste Giora Feidman, "klezmer" signifie surtout que les instruments sont les moyens d’expression, les "porte-paroles de la voix intérieure" qui chante dans l’âme de chacun de nous. Un klezmer ne "fait" pas de la musique, il parle, prie, console... par son instrument (Helmut Eisel).

Feidman

Bien que marquée par des persécutions et des pogroms dans presque toute l’Europe de l’est, la fin du 19ème siècle verra l’essor de la culture yiddish, en particulier du théâtre et de la musique. Contrairement à la liturgie qui se transmettait oralement et en circuit fermé, la musique klezmer a beaucoup échangé avec les musiques populaires indigènes: roumaine, russe, polonaise, ukrainienne, lituanienne, hongroise, grecque ou ottomane (turque) et -particulièrement en Hongrie-tsigane (Zev Feldman). Dans ce sens, on peut vraiment parler de métissage artistique ou de "fusion" musicale.

Bien que cela ait aussi suscité des conflits, il n’était pas rare de voir des musiciens juifs jouer avec (et pour -) des tsiganes ou des "goyim" (non-juifs) (et inversement).

Musiciens juifs et ruthènes
Verecke, Hongrie, 1895
Photo: Magyar Néprajzi Múzeum


Cependant, c’est surtout pour les danses et dans les cérémonies juives traditionnelles que les "klezmorim" pouvaient laisser leur talent s’épanouir : Chaque circonstance avait ses thèmes: Pour les repas, les concerts, les processions ("Gassn Nign"), le recueillement (nombreux nigunim) et surtout les mariages: "Tsu der khupe", "Fun der khupe" et "Kale badekn" pour la mariée, "Mazltov" pour les félicitations, "Firn di mekhutonim aheym" ou "Dobranoc" pour le départ des beaux-parents et des invités, etc.

Un mariage juif en Galicie

La qualité des musiciens - et donc leur cachet! - se mesurait à leur virtuosité, à l'étendue de leur répertoire, à leur capacité d’arranger les thèmes, d’improviser dessus ou de les adapter au public.

De nos jours, le répertoire klezmer au sens large inclut de nombreuses chansons yiddish, traditionnelles ou récentes. Ceci n'est pas surprenant si l'on sait, d'une part, que les mariages traditionnels étaient, dès le 13ème siècle, animés par un "badkhn" ou un "leyts", un maître de cérémonie tenant aussi les rôles d'improvisateur, de parodiste, de prédicateur, voire de chanteur. Rebbe Elimelekh par Anatoly Kaplan
Purimshpiler
Amsterdam 1723

D'autre part, la fête de "pourim", (commémorant la libération des juifs de Perse par la reine Esther) donnait, dès le 18ème siècle, lieu à des représentations théâtrales ("purimshpil") où figuraient musiciens, acteurs et chanteurs.

Une grande partie des juifs qui, ayant quitté l'Europe centrale à la fin du dix-neuvième siècle pour chercher la prospérité et de ceux qui, plus tard, ont fui les persécutions nazies et staliniennes, se sont établis aux Etats-Unis où la musique klezmer a survécu et même prospéré comme musique de danse et de festivités grâce aux immigrés comme Harry Kandel (1885-1943), Abe Schwartz (1881-1963), Dave Tarras (1897-1989), Naftule Brandwein (1884-1963) ou Shloimke Beckerman (1883-1974) (pour ne citer que quelques célébrités) et à leurs descendants (tels Max Epstein (1912-), Pete Sokolow, Michael Alpert, etc.). Ces migrations massives ont profondément modifié le caractère de la musique klezmer, de sorte que nous avons désormais une idée biaisée du son des anciens orchestres est-européens (Mark Slobin).

Brandwein        Tarras

Les premiers enregistrements klezmer, effectués en Europe -et à plus forte raison aux Etats-Unis- (Belf's Romanian Orchestra, H.Steiner, Max Yenkowits, etc.) ne datent que du début du 20ème siècle et ne sont pas représentatifs de ce qu'était le klezmer auparavant! Ils étaient truffés de défauts techniques mais aussi de bavures musicales qui leur donnaient leur charme. Actuellement, il est possible de corriger en studio chaque imperfection, si ténue soit-elle, de sorte que la musique enregistrée a pris un caractère "clean" voire stérile que le public exige aussi en concert, bien qu’il relègue l’émotion à l’arrière-plan. Oy! Moderne tsaytn!

Après la deuxième guerre mondiale et la Shoah, la tendance à l'assimilation culturelle et le Sionisme qui prévalaient chez les juifs d'Amérique ont relégué la musique juive aux oubliettes. Mais depuis les années 70, on assiste à une véritable renaissance de cette musique connue actuellement sous le nom de "klezmer" de la même façon que la musique irlandaise fut nommée "celtique".

Cette renaissance ("revival") est due à des musiciens venus d’horizons variés (classique, jazz, folk, pop, etc.) comme Giora Feidman, Zev Feldman & Andy Statman, Henry Sapoznik (du groupe "Kapelye") ou Lev Liberman ("The Klezmorim"). Des juifs, pour la plupart, sentant le besoin de retrouver leur appartenance, leur identité ou leurs racines culturelles, comme si "leur âme (en) avait été affamée" (Andy Statman) ou cherchant une alternative valable à l'orthodoxie religieuse et au sionisme... Mais aussi des "goyim" (non-juifs), interpellés par la profondeur, l’expressivité ou l’universalité de cette musique. Partie des Etats-Unis, cette "nouvelle vague" klezmer n’a pas tardé à atteindre l’Europe. Elle est devenue "l'abstraction musicale de la langue yiddish" (David Krakauer) et "la bande sonore de choix pour une nouvelle culture de la jeunesse juive" (Alicia Svigals). Ce mode de pensée reflète bien l'intense revendication spirituelle de la musique klezmer à la fin des années 1990 (Barbara Kirshenblatt-Gimblett).

Traditionnellement, la musique klezmer était jouée pour faire danser le public lors de "simkhes" (fêtes) et le concept de concert avec un public assis tel que nous le connaissons de nos jours est un phénomène d'apparition récente depuis la "renaissance" (Ari Davidow).

Actuellement, on peut entrevoir trois tendances à la musique klezmer: Les musiciens du courant "mainstream (Epstein Brothers, Maxwell Street Klezmer Band...) la pratiquent surtout dans des circonstances para-religieuses comme l'animation de mariages et d'autres fêtes juives. D'autres musiciens "traditionalistes" (comme Joël Rubin, Andy Statman ou les groupes "Di Naye Kapelye" et "Budowitz") cherchent à reproduire, en concert ou sur CD, le son et les arrangements du passé... Mais pour la majorité des klezmorim actuels, la scène klezmer est un lieu d'expression et d'échange artistique libre où chacun peut (et doit!) apporter ses compositions et ses interprétations personnelles, et accepter de subir toutes les influences musicales actuelles comme le jazz (Brave Old World, The Klezmorim, The Flying Bulgar Klezmer Band, David Krakauer, Kol Simcha, Klezmokum...), le free-jazz (John Zorn, Eliott Sharp, The New Klezmer Trio, Anthony Coleman...), la pop music (Mickey Katz...), le rock (The Klezmatics, Avi & Yossi Piamenta) et les musiques "ethniques": indienne (Pharaoh's Daughter), arabe (Bustan Abraham), celtique, etc. Comme au siècle passé, certains groupes klezmer (Brave Old World, The Klezmatics, The Klezmer Conservatory Band, Kapelye...) utilisent leurs compositions (en yiddish!) pour exprimer leurs préoccupations et leurs revendications sociales, politiques, voire sexuelles.

LA MUSIQUE KLEZMER            GENERALITES