LES DANSES FOLKLORIQUES HONGROISES DURANT LA PERIODE STALINIENNE

Depuis le récit de Soljenitsyne sur le Goulag1, les lecteurs de l’Est comme de l’Ouest de l’Europe ont pris conscience de l’impact global et profond de la dictature communiste sur la société soviétique et ses pays satellites. Dans un ordre d’idées plus spécifique, cet article tentera de rendre compte de la relation entre esthétique et politique dans les formes du spectacle vivant de l’époque stalinienne en Hongrie, période où la prégnance des questions politiques était évidente.

Plusieurs niveaux de compréhension des politiques liées aux danses folkloriques sont à prendre en compte. D’abord sur le plan institutionnel, en regardant en détail les structures qui organisaient les spectacles. On décrira ainsi non seulement les types d’institutions qui les produisaient et leurs interactions, mais aussi les processus de décision en amont. L’étude des processus de création et du travail artistique, nous permettra d’évaluer le poids des contraintes politiques ou idéologiques. À un second niveau, ainsi que Mark Franko l’a démontré, la danse « n’opère pas directement dans la sphère politique et n’est donc pas à proprement parler politique2 », mais plutôt idéologique, « charriant avec elle d’inévitables effets politiques ». Comme Katerina Clark et Evegeny Dobrenko l’ont souligné, la culture était une préoccupation importante durant les années staliniennes, car : « la sphère de la culture et de l’idéologie était la sphère de légitimation de l’État. Le processus de légitimation requérait l’utilisation de techniques raffinées dans le but de manipuler massivement les consciences. »3. Dans ce sens, on pourra s’interroger sur le rôle joué par la danse folklorique dans les années staliniennes en Hongrie et la façon dont elle a été influencée par le contexte idéologico-politique de l’après-guerre. Ce niveau d’analyse idéologique englobe également la question de l’identité culturelle de cette pratique. Dans quelle mesure la danse folklorique a-t-elle incarné ou non l’identité culturelle de la nouvelle classe dirigeante, à savoir le prolétariat ? Quelles sortes d’images genrées les danseurs folkloriques ont-ils mis en scène et dans quel sens peut-on considérer que celles-ci sont associées à des questions idéologiques ? À un troisième et dernier niveau, on s’intéressera à la réception du public : comment le public a-t-il perçu les productions théâtrales d’alors ? Selon Hans-Thies Lehmann, « ces peuples politiquement opprimés qui sont montrés sur scène ne rendent pas pour autant le théâtre politique4 ». En revanche sont politiques les productions de spectacles qui « signalent aux spectateurs leur propre présence5 ». Même lorsque le thème des chorégraphies des danses folkloriques hongroises n’est pas directement politique, c’est le contexte institutionnel qui révèle de fortes interdépendances entre le monde de la danse et le politique. La mise en avant de nouveaux codes fondés sur la culture folklorique s’apparente à un phénomène plus marqué encore dans les œuvres produites en Allemagne de l’Est dans le répertoire du Staatliches Folklore Ensemble der DDR (Ensemble folklorique d’État de la RDA), qui propageaient ouvertement l’idée de la collectivisation6. Deux chorégraphies, Die Einzelkuh, (L’unique vache, 1958, chorégraphe inconnu) ou Brigitte und das Schweineglück (Brigitte ou le bonheur du cochon, 1961, création de Rosemarie Ehm-Schulz), dont les sujets illustrent bien comment le message politique pour la collectivisation fut transposé dans les œuvres chorégraphiques.

Ainsi cet article analyse l’impact des différents contextes sur les développements structurels et esthétiques dans le domaine chorégraphique hongrois en montrant l’importance de l’impact soviétique, bien que les traditions existantes dans le pays aient déterminé au long court la représentation sur scène des danses folkloriques.

Le premier Ensemble d’État folklorique hongrois

L’Ensemble d’État folklorique hongrois a donné son premier spectacle le jour de la célébration de la Libération (fin de la seconde guerre mondiale) par les communistes, le 4 avril 1951. Il a alors accueilli l’Ensemble d’État folklorique soviétique d’Igor Moiseyev7 à l’Opéra d’État de Budapest. Ce soir-là, comme la compagnie Moiseyev avait clôturé la représentation par son spectacle Paix et Amitié, la soirée symbolisa un geste d’obéissance vis-à-vis de l’Union soviétique. Cette soirée d’ouverture de l’Ensemble d’État folklorique hongrois servit la propagande de multiples façons. Le jour de la représentation n’avait pas été laissé au hasard : le 4 avril, qui clôturait deux mois de célébration de l’amitié soviético-hongroise (février et mars), devint un jour férié national8. Ce fut aussi l’occasion pour le Parti communiste hongrois de présenter le nouvel Ensemble folklorique hongrois subventionné par l’État – modelé sur le type soviétique et fondé à l’automne 1950. Il était composé d’une compagnie de danse, de son propre orchestre et d’un chœur. Il fut une des premières réalisations de la politique culturelle communiste d’alors.

La structure en départements de l’Ensemble folklorique d’État (chœur, orchestre et compagnie de danse) se refléta d’emblée dans la programmation. La structure typique de ces représentations faisait varier, en effet, parties orchestrales, chorales et chorégraphiques et alternait entrées de femmes, entrées d’hommes et danses mixtes. La dramaturgie des deux soirées (une seconde fut en effet donnée le 5 avril), tout comme celle des différentes chorégraphies, était linéaire, allant de morceaux lents et mélancoliques vers des tempos plus vifs et joyeux, jusqu’à l’apothéose. La programmation devait obligatoirement inclure des divertissements liés aux « pays frères », et surtout au « libérateur » soviétique. La première soirée, du 4 avril 1951, s’acheva sur la chorégraphie spectaculaire de la compagnie Moiseyev, Paix et amitié. La présence de chorégraphies soviétiques n’était alors pas inhabituelle et constituait un geste d’obéissance, comme le montraient déjà les spectacles des forces armées hongroises9. L’ensemble folklorique de l’armée donnait, par exemple, régulièrement des représentations de la pièce de G. A. Kozhenkov, Le concours des soldats (musique de A. V. Alexandrov). Cependant, les interprètes avaient besoin d’une formation spécifique en danse classique, ce que le nouvel Ensemble folklorique d’État hongrois n’avait pas encore parfaitement introduit en 1951. Il faudra attendre 1952 pour que celui-ci intègre dans son répertoire des chorégraphies ukrainiennes faisant appel à une plus grande technicité, comme par exemple la Danse de la pomme de terre (Bul’ba).

La partie hongroise qui inaugurait le début de la première soirée se termina avec la chorégraphie bien connue de Miklós Rábai10, directeur du nouvel Ensemble folklorique hongrois, Le Mariage à Ecser (Ecseri lakodalmas, musique de Rudolf Maros, 1951). Les mariages joyeux et colorés étaient les thèmes favoris des danses folkloriques dans tout le bloc de l’Est. L’historien de la danse Anthony Shay emploie, pour ces chorégraphies (également caractéristiques du style d’Igor Moiseyev), le terme de « divertissements villageois11 », car toutes mettent en scène un mariage, des vendanges ou les jeux naïfs d’une communauté. La chorégraphie de Miklós Rábai évoquait les traditions liées au mariage à Ecser, petite ville, proche de Budapest, où l’on parlait alors le slovaque, dont il trouva trace dans les archives du compositeur et ethnographe hongrois István Vollys. Elle résumait en douze minutes une semaine de festivités de mariage. Elle commençait par une danse joyeuse de femmes, suivie par un « Verbunk », danse traditionnellement utilisée pour le recrutement des jeunes hommes à l’armée. La structure de la chorégraphie était linéaire : après la rencontre des danses de femmes et d’hommes, le final présente des danses de couple. La chorégraphie suivait la structure musicale, de la lenteur aux temps plus marqués, joués et chantés par l’orchestre et le chœur. Sa structure simple, les danses joyeuses et la dramaturgie linéaire, rendaient le spectacle aisément accessible à une large audience en Hongrie, ainsi que dans les tournées internationales qui connurent un grand succès.

« Danse des bouteilles » du Groupe Perlenstrauss
de Báta à Szabadka/Subotica, en 1941
Ainsi qu’à Báta, devant la Maison de la culture, en 1950.


Le contexte organisationnel

Deux développements principaux caractérisent la danse hongroise dans la première moitié du XXe siècle : d’une part, les ballets classiques des Maisons d’opéra luttaient pour trouver un style national, plus indépendant par rapport aux traditions viennoises ; d’autre part, la danse moderne gagnait en importance, notamment dans la formation des danseurs. Bien que l’expression hongroise de « danse populaire » (népi tánc : à comprendre au sens de « danse folklorique ») soit le résultat de l’influence soviétique en Hongrie dès le début des années 1930, on peut trouver, dans la même période, de nombreuses manières locales d’utiliser les danses et les traditions dramatiques paysannes sur scène : tout d’abord, dans les interprétations de danse classique à tonalité nationale (le Csárdajelenet [La scène de l’auberge du village], chorégraphie de Gyula Harangozó, musique de Jenő Hubay, 1936), mais aussi dans les interprétations des danseurs modernes, comme Olga Szentpál (Mária lányok [La congrégation des Filles de Marie], musique d’István Volly, 1935), ainsi que dans les représentations données par les communautés paysannes sur les scènes urbaines (théâtrales ou en plein air), organisées par le mouvement culturel Gyöngyösbokréta [Le bouquet nacré] entre 1931 et 194412. Outre les productions régulières du Bouquet nacré, la scène de danse hongroise se caractérise également entre 1930 et 1940 par l’importance grandissante des récitals de solos et de duos issus de la danse moderne allemande (« Ausdruckstanz »).

Cependant, l’arrivée de l’Armée rouge en Hongrie à la fin de la seconde guerre mondiale apporta, telle une invasion, son lot de spectacles de danse folkloriques soviétiques13. « Un océan de Russes vert-gris, venant tous de l’Est » – c’est ainsi que John Lukacs, historien américain originaire de Budapest, décrivit l’arrivée de l’Armée rouge dans sa ville natale14. Progressivement, les visites fréquentes des ensembles folkloriques prirent systématiquement la place de la danse moderne et des ballets traditionnels italo-viennois sur les scènes hongroises15. Ce processus alla de pair avec la centralisation de l’infrastructure des spectacles vivants : l’ensemble des théâtres et des écoles d’art dramatique fut nationalisé et centralisé en 1949. L’opéra, l’opérette et la danse furent concentrés à Budapest, les scènes provinciales musicales ayant été progressivement abandonnées entre 1949 et 1952. Une telle hiérarchie centralisée et territoriale avait été mise en place depuis les années 1930 dans le champ théâtral en Union Soviétique, mais elle était nouvelle en Hongrie. Toutes les compagnies professionnelles de danse folklorique récemment établies résidaient également dans la capitale. Ces ensembles professionnels devaient désormais alimenter les villes de province en programmes musicaux nouveaux. L’imposition de ce schéma soviétique dans toute l'Europe de l’Est alla de pair avec la standardisation des styles scéniques, introduite pour dissoudre la culture rurale dans un concept culturel centralisé, hiérarchisé et savant16. Entre 1945 et 1951, parallèlement à la domination croissante des spectacles folkloriques, plusieurs nouveaux ensembles et institutions destinés aux artistes amateurs furent mis en place en Hongrie, se calquant sur les modèles soviétiques, tels l’Ensemble Académique de Boris Alexandrov de l’Armée Rouge ou l’Ensemble folklorique Piatnitzky17. Ces modèles puisaient leurs racines dans les simples chœurs amateurs qui prirent plus tard la forme de gigantesques institutions professionnelles. Selon l’anthropologue Katherine Verdery – l’une des premières à travailler sur les processus idéologiques en Europe de l’Est –, ces grandes collectivités étaient équivalentes de celles de l’industrie lourde avec leur remarquable pouvoir de maîtrise sur la majorité des moyens financiers et matériels. Il s’agissait d’institutions fiables sous la direction du Parti, capables de maintenir un contrôle strict sur les codes culturels utilisés dans les spectacles18.

Établir des ensembles folkloriques en se calquant sur les modèles soviétiques impliquait donc une altération des codes culturels existants. Les ensembles soviétiques envoyés en tournée en Hongrie présentaient des spectacles folkloriques brillants et professionnels – un style très différent du chemin tracé par Béla Bartók et sa génération. Jusqu’aux années 1940, en effet, Béla Bartók et Zoltán Kodály avaient récolté et fait connaître un vaste réservoir de musique paysanne hongroise autochtone. Cette collecte avait été initiée dans l’intention de revitaliser la musique hongroise. Les deux compositeurs surent non seulement retranscrire d’innombrables airs populaires pour piano et autres instruments, mais aussi incorporer dans leur musique des éléments mélodiques, des rythmes et des structures originaux issus de la musique paysanne. Leurs études analytiques permirent notamment de comprendre les influences culturelles de la musique et de la danse paysanne dans le bassin des Carpates, avec une attention particulière envers leur dimension historique et sociologique. Ainsi, avant 1945 en Hongrie, leurs travaux, comme ceux de la recherche ethnographique et pédagogique, se concentraient plutôt sur l’impact social de l’utilisation des danses folkloriques dans les communautés rurales et urbaines, une orientation qui faisait écho aux modèles scandinaves19. Cependant, la domination soviétique infléchit le style et la fonction sociale de la danse folklorique selon ses propres normes.

Le rôle principal des nouveaux ensembles folkloriques professionnels financés par l’État était de propager un nouveau style de mise en scène et de spectacle. Le ministre de l’Intérieur et sa police secrète ayant été dirigés dès le départ par les communistes, l’ÁVÓ (plus tard ÁVH ou « Autorité de protection de l’État », la police secrète), fut le premier groupe professionnel de danse folklorique qui se conforma au modèle soviétique en 1947. L’année suivante, l’Armée Populaire Hongroise fonda sa chorale, son ensemble de danse et de théâtre, se calquant sur la structure des ensembles artistiques de l’Armée Rouge. C’est seulement en 1950, après que les forces armées eurent mis en place leurs propres ensembles folkloriques, que l’Ensemble folklorique d’État hongrois put s’établir comme un équivalent à l’Ensemble folklorique d’État Igor Moiseyev. Ces ensembles étaient habituellement composés d’un chœur, d’un orchestre et d’un groupe de danse. À l’époque stalinienne, les syndicats et les conseils municipaux pouvaient eux-mêmes financer les trois divisions de leurs ensembles amateurs. À l’issue de cette période, la triple formule fut abandonnée, principalement en raison des coûts de fonctionnement considérables, même si les membres y participaient sur une base libre.

De même, de nouveaux ensembles de danse folklorique remplacèrent les groupes de danse des anciens clubs, groupes de scouts et autres associations de la société civile. Entre 1945-1949, ceux-ci fusionnèrent en une seule organisation contrôlée par l’État20, l’Institut hongrois de la culture populaire21, qui était chargé de superviser et de diriger l’ensemble des nouveaux mouvements de masse et de déterminer les principes sur lesquels de nouveaux artefacts folkloriques devaient être créés22. Ce processus, parallèle à la nationalisation de l’ensemble des secteurs de la société, allait dans le sens d’un contrôle total de la vie quotidienne, y compris des temps de loisirs et ses codes culturels23.

Brigade de la culture devant le LPG à Martonvásár, en 1952« Paysage hongrois » (chorégraphie de Iván Szabó)
pour l’Ensemble folklorique de l’Armée du peuple hongrois à Budapest, en 1940.


Le contexte idéologique

La manière soviétique de penser le folklore se distinguait ainsi largement de celle pratiquée par la génération de Bartók en Hongrie. Il s’agissait désormais de réinventer la culture paysanne en la mettant au service des régimes communistes au pouvoir. En Union soviétique, deux ethnographes russes, Isaly Zemtsovsky et Alma Kunanbaeva, observèrent dans leur article sur « le Communisme et le Folklore » :

« À l’oral comme à l’écrit, le folklore a été respecté et soutenu, mais dans les faits, le gouvernement soviétique a soutenu activement sa propre version du folklore. Cette version particulière avait peu à voir avec la créativité libre et tout à voir avec l’objectif du régime d’un contrôle total de toutes les activités culturelles du peuple [...]. La plus stricte censure a été imposée sur tout ce qui a été publié et dansé, y compris tous les sons qui étaient joués24 ».

Il peut être utile de rappeler que cet intérêt pour le folklore et, plus tard, pour ce que l’on a appelé le « fakelorisme soviétique25 », trouve ses racines au début du XXe siècle. Alors que les folkloristes russes du XIXe siècle s’étaient concentrés sur l’interprétation individuelle – comme l’ont fait également Bartók et Kodály –, les folkloristes soviétiques « avaient tendance à définir le folklore comme un ensemble de créations poétiques orales produit par les masses populaires26 ». Durant les années 1930, « les folkloristes et les écrivains collaborèrent avec des artistes de folklore traditionnel pour produire un pseudo-folklore dans lequel les motifs et dispositifs poétiques de folklore traditionnel furent appliqués à des sujets contemporains27 ».

Ce passage de l’individu aux masses faisait partie de la propagande communiste, mais il comportait un risque considérable. Selon Natalia Stüdemann, la vieille phobie du « russkij bun », le « folklore russe imprévisible », prévalut. Lors de la Révolution de 1917, le contrôle sur le corps humain sembla se relâcher. Les danseurs classiques avaient rejeté leurs chaussons et dansaient pieds nus. Une nouvelle forme de danse, qui passait par une démarche de libération du corps, prenait alors son essor dans toutes les classes de la société28. La crainte de l’intelligentsia et des élites dirigeantes de perdre le contrôle a conduit à désirer un autre type d’être humain, le très discipliné Homo sovieticus29. Ainsi, la danse devint la victime de cette crainte bolchevique30. Outre l’élimination des nouvelles pratiques de la danse libre, les traditions rurales de la scène furent également déconsidérées, car seule la discipline pouvait guérir et maîtriser l’imprévisible « russkij bun »31. Comme cela fut demandé en 1929 par le rédacteur en chef de la Pravda, ainsi que par Nikolai Boukharine, membre du Politbüro, lors d’un congrès sur l’éducation des enfants, le nouveau régime communiste avait besoin rapidement de machines particulièrement instruites et qualifiées32.

En Union soviétique, la danse s’avérait être une forme d’art utile dans la formation à la discipline. Le corps discipliné du danseur classique – un temps mis de côté à cause de ses racines impériales – finit par symboliser la quintessence de l’homme nouveau. Au cours de la formation en danse classique, le corps du danseur était transformé en idéal d’un travailleur en bonne santé. Il était jeune, parfait dans son apparence, fort et puissant, pleinement conscient de ses actions, s’organisait en figures géométriques, comme des rangées et des cercles – tout cela cadrait bien avec l’image d’une production industrielle idéale. Sur scène, de beaux danseurs incarnaient un dynamisme obligatoire et la discipline nécessaire pour bâtir un avenir prospère. Toutefois, la mise en scène des conflits sociaux approuvée par le Parti à travers la technique de la danse classique s’avérait compliquée, car les personnages traditionnels du ballet étaient trop éthérés pour les incarner33 : les héros quotidiens issus des usines ou des coopératives étaient mieux mis en scène par la danse folklorique.

Le processus éducatif et chorégraphique pratiqué dans la danse classique assurait des formes claires et des masses disciplinées. Aussi les ensembles de danse folklorique ont-ils dû s’adapter à la technique et à l’esthétique du ballet. Comme le réalisme socialiste dans les autres arts, la danse folklorique de style soviétique était assez conservatrice dans son vocabulaire, ses parti-pris chorégraphiques, ses décors et ses costumes, ou encore dans ses rôles genrés. Les danses de caractère furent également revisitées dans ce sens. Tout en restant parfaitement lisible, ce nouveau style folklorique était censé être moins aérien ou élevé, mais devait rester tout aussi spectaculaire, grâce à son tempérament et sa virtuosité technique.

Si la signification métaphorique de la danse folklorique résidait dans sa forme nationale (tels les titres parlants des chorégraphies de Moiseyev : Suite de danses moldave, Suite de danses russes ou Suite de danses ukrainiennes), son interprétation était toutefois dominée par le style classique des interprètes et chorégraphes. L’aspiration à la virtuosité, dans la lignée de Marius Petipa, était, en effet, devenue la référence dans les danses nationales russes34, et ceci en dépit du fait que les traditions musicales des campagnes russes s’appuyaient principalement depuis le XVIIIe siècle sur la polyphonie et l’hétérophonie plutôt que sur le style homophonique du ballet classique.

Ainsi que l’a écrit Boukharine, la Nation (ce qui signifie le Parti dans la conception communiste) avait besoin de jeunes disciplinés, loyaux et prolétaires. Vers la fin des années 1940, quand l’industrialisation extensive commença, une nouvelle icône féminine surgit dans la propagande : la « jeune fille » conduisant un tracteur. Officiellement, la puissance productive des femmes était égale à celle des hommes, mais dans les faits, les femmes furent reléguées dans des emplois où leurs rôles étaient plutôt traditionnels. Parce que la production agricole jouait un rôle subalterne et que les hommes devaient travailler dans l’industrie lourde, la propagande se tourna vers les femmes pour remplacer les hommes dans l’agriculture35. Ainsi, la femme conduisant un tracteur devint une image emblématique de l’époque stalinienne.

Au début de la chorégraphie de Miklós Rábai, Le Mariage à Ecser, les femmes interprétaient des moments mélancoliques et joyeux, qui soulignaient leur beauté, reflétée à la fois dans des mouvements délicats et des costumes ornementés. Les spectateurs pouvaient les voir dans un rôle plutôt traditionnel et sentimental : celui de filles de la campagne pauvres mais solides, personnages typiques des comédies musicales en vogue durant la période d’avant-guerre. Le nouveau contexte socialiste utilisa massivement ces personnages féminins sur scène en complétant leurs costumes avec des bottes rouges à hauts talons et de longues tresses épaisses, fixées artificiellement sur la poitrine – symbole de la jeunesse vertueuse et de la richesse morale.

Les rôles genrés de l’approche chorégraphique de Rábai dans Le Mariage à Ecser reflètent en grande partie les principes de Moiseyev. Comme ce dernier l’avait déclaré dans le magazine est-allemand « Volkskunst und Volkswahlen, « les femmes embellissent la danse, tandis que les hommes portent la responsabilité principale de la représentation36 ». Les hommes représentaient ici les qualités martiales du soldat, telles l’énergie, l’habileté et la discipline. Seuls quelques rares moments montraient les hommes et les femmes dansant ensemble. La séparation des sexes prédominait, ce qui donne au spectateur contemporain l’impression d’assister à des scènes parfaitement vertueuses, sans les références sexuelles qui étaient traditionnellement un topos dans les mariages paysans. Les costumes signalaient également le passage de l’individu à la production de masse.

L’approche de Miklós Rábai consista à adapter le matériel ethnographique des anciennes conventions théâtrales hongroises au contexte soviétique. Les pas de danse existants furent simplifiés ou mêlés à d’autres pas inventés et à des gestes théâtraux. Bien que Rábai, contrairement à Moiseyev, se soit inspiré des matériaux trouvés dans les archives du chercheur István Volly, son ballet mit en avant la représentation d’une communauté insouciante, soigneusement décorée, enfermée dans ses danses joyeuses. Une telle représentation dans les années 1950 ne manquait pas de contraster radicalement avec les conditions de vie réelles des campagnes hongroises.

L’Ensemble folklorique national hongrois à Pékin, en 1952.


La réception du public

Peut-on déterminer si les spectateurs percevaient les représentations de danse folklorique d’une façon politique ou apolitique ? Pour comprendre la réception du public dans la période stalinienne, il faut lire attentivement les critiques de théâtre ou de danse et les confronter aux sources orales. En Hongrie, outre l’enthousiasme obligatoire, lisible dans les rapports officiels, le public semble avoir été impressionné par les ensembles folkloriques de type soviétique. La plupart des praticiens de danse folklorique, qui rompront ultérieurement avec l’esthétique soviétique pour revisiter leurs propres traditions, admettent, de manière confidentielle, avoir été marqués favorablement par les compagnies de danse soviétiques. Ils admiraient surtout la bravoure technique, qu’ils ne maîtrisaient pas eux-mêmes, ainsi que la vivacité qui émanait des spectacles. Des rapports récents sur l’Ensemble folklorique d’État hongrois, comme ceux du critique de danse et de théâtre Gábor Bota37, ont eux-mêmes salué Le mariage à Ecser de Miklós Rabai comme « brillant sur le plan créatif », « plein d’humour et d’énergie », « rythmiquement frénétique ». De surcroît, le succès des tournées occidentales apportait d’importants revenus en devises étrangères. Ainsi, la tournée américaine de la compagnie Moiseyev en 1958 a non seulement récolté des critiques enthousiastes, mais aussi rapporté 1,6 millions de dollars – ce qui était alors un record pour une activité théâtrale38. La compagnie de Miklós Rábai tournait également beaucoup à l’étranger39 entre 1951 et 1974, dansant d’ailleurs davantage à Paris (142 fois) et à New York (30 fois) que dans la campagne hongroise (29 fois à Szeged et 18 fois à Debrecen)40.

Toutefois, si ces tournées atténuaient l’image négative de la Guerre froide et permettaient au public occidental d’oublier les intentions politiques, la réception dans les pays d’Europe de l’Est n’en était pas moins déterminée par l’environnement politique. Quel que soit son brio technique, la danse folklorique restait instrumentalisée à des fins de propagande du Parti. Ainsi, de nombreux spectacles de danse folklorique étaient programmés lors des célébrations officielles, tel le Jour de la Libération, le 4 avril, ou le 1er mai. De même, Le Mariage à Ecser de Miklós Rábai, par exemple, fut largement exploité dans un court-métrage, dirigé par László Kalmár en 1952, pour diffuser l’idée de la collectivisation, mise en place à partir de 1948. Le film reflète la façon dont les valeurs traditionnelles sont transformées en pratique communiste, sans, bien entendu, dévoiler la violence d’un processus de transformation forcée de coopératives fondées sur une association volontaire en structures imposées par le haut dans un but de production industrielle41.

Ces spectacles interpellaient-ils les spectateurs, pour reprendre les théories de Hans-Thies Lehmann ? Ceux-ci les renvoyaient-ils à leur propre présence ? Dans un sens, très certainement. L’augmentation rapide, à marche forcée, du nombre de groupes de danse folklorique, la surreprésentation globale de la danse folklorique était le plus souvent un support pour la propagande. La mise en scène du politique dans ces spectacles, indépendamment des chorégraphies elles-mêmes, était souvent naïve et nullement masquée : les projections de dirigeants staliniens apparaissaient en fond de scène (Staline lui-même avec son homologue du pays concerné), une phraséologie faite de mots-clés et d’expressions politiques y était sans cesse répétée. Même si Rábai soulignait constamment son indépendance par rapport à Moiseyev, la pratique chorégraphique a divisé le public dès le début : nombreux étaient les spectateurs qui considéraient ces danses folkloriques comme de pures éléments de propagande soviétique. Si la classe moyenne – qui étouffait sous la pression des concepts prolétariens – put apprécier la qualité de certains spectacles, elle fut finalement assez peu sensible à une telle instrumentalisation de la danse.

Conclusion

Dans la période de dictature stalinienne, l’idéologie régissait le contexte institutionnel et politique des manifestations théâtrales et chorégraphiques. Un très grand nombre de spectacles, professionnels et amateurs – présentés dans des contextes aussi variés que les théâtres, usines, coopératives, écoles et compétitions locales, régionales et nationales – ont participé à l’omniprésence des idées communistes. Outre le fait d’établir une nouvelle forme institutionnelle pour la danse, l’apparente uniformité des ensembles folkloriques distillait des contenus idéologiques. Cependant, tout en véhiculant clairement les représentations idéologiques alors dominantes – telles la masse disciplinée, l’éducation culturelle pour le prolétariat, la paysannerie épanouie –, le danseur folklorique hongrois continuait de refléter dans son style les valeurs du contexte social antérieur. Alors que les choix esthétiques collaient encore aux anciennes conventions, malgré la prégnance de l’influence soviétique, le modèle politique centralisateur pesait sur la réception de danses folkloriques. Tout en étant frappé par l’éclat technique, le public n’était pas dupe des connotations politiques. Si une structure pyramidale stricte a bien été imposée par le Parti pour un meilleur contrôle sur les contenus culturels et leurs codes, celle-ci n’a, en définitive, pas réussi à imposer l’art folklorique comme une culture d’élite. Les danseurs folkloriques furent trop abusivement utilisés à des fins propagandistes et ceci de façon trop naïve pour que cela soit vraiment efficace. C’est seulement à partir des années 1970, qu’une nouvelle approche ethnographique a pu promouvoir une autre esthétique favorisant une « renaissance » de la danse folklorique. Dans les décennies suivantes, la danse folklorique abandonnera son image socialiste. Actuellement, les nouvelles études ethnographiques basées sur le bassin des Carpates montrent que la renaissance du folklore hongrois se positionne de nouveau dans l’héritage de Bartók en tant qu’esthétique anti-soviétique et anti-classique.

Source : Recherches en Danses

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